« C’est le sauveur du Liban, le sauveur ! » Attablé avec son ami à la terrasse d’un snack de l’artère principale du centre-ville de Zghorta, Youssef, 70 ans, sursaute immédiatement. À la table d’à côté, le nom de Sleiman Frangié est murmuré. Le senior ne peut s’empêcher de s’inviter dans la conversation pour louer son zaïm, qui représente, à ses yeux, bien plus que ça. « Je suis fier de lui et de sa famille. De son père (Tony Frangié, tué avec des membres de sa famille lors d’une attaque orchestrée par les Phalanges en 1978, NDLR), qui, depuis 1975, a défendu les chrétiens. Geagea, Gemayel, Aoun, les autres sont tous des voyous, des saletés qui ont tué les maronites », s’emporte-t-il, chapelet à la main.
Toujours hanté par la guerre civile, Youssef rappelle plusieurs fois le massacre de Ehden, dont la mémoire continue de marquer les habitants. Dans cette avenue réputée pro-Frangié, le sentiment de fierté l’emporte alors que le leader des Marada pourrait être élu à la présidence.
Devant le « furn » adjacent, seul un client profite d’une pizza avant même l’heure du déjeuner. Abdallah, employé d’un restaurant de la ville, prêche avec les mêmes mots pour Sleiman Frangié. « C’est un patriote qui n’a pas de sang sur les mains. » Originaire de Tripoli, à l’entendre, ce sont non seulement les Zghortiotes, mais aussi tout le Nord-Liban, qui se réjouiraient de son arrivée au pouvoir. S’il dit n’avoir jamais demandé l’aide des zaïms, il affirme que n’importe qui peut toquer à la porte de son favori. « Son palais est ouvert à tout le monde », lance-t-il en référence au chalet suisse de Bnechei (à une dizaine de kilomètres au sud de Zghorta) où vit Sleiman Frangié.
« Notre père à tous »
Dans cette artère du centre-ville, au printemps dernier, les palmiers étaient tous recouverts des portraits du député Tony Frangié, fils de Sleiman, à l’occasion des élections législatives. Aujourd’hui, aucune affiche n’habille les rues. Ni pour les Frangié ni pour les Moawad, l’autre grande famille établie depuis des générations dans cette région aux allures claniques.
« Il n’y a aucun portrait de Sleiman parce qu’il n’a pas besoin de marquer son territoire », clame un jeune d’une vingtaine d’années sur la terrasse d’un restaurant voisin. Lors des législatives, pourtant, Tony Frangié avait été devancé à Zghorta par Michel Moawad, député de l’opposition et lui aussi candidat à la présidence, tandis que Michel Doueyhi (sous la bannière Chamalouna, regroupant des formations de la contestation) avait réalisé une percée en obtenant un siège dans cette circonscription.
Assis avec trois amis du même âge, le vingtenaire ne jure que par les Frangié. « Sleiman est non seulement un bon zaïm, mais c’est surtout notre père à tous. Il se tient toujours à nos côtés », avance Lodvic, consultant. S’ils ne préfèrent pas s’étaler sur Michel Moawad, ils ne lui réservent pas le même sort. « Il n’a pas soutenu Zghorta autant que les Frangié. Il a d’autres calculs et reçoit ses ordres de l’extérieur, renchérit le jeune homme dans une allusion probable aux États-Unis. Sleiman, lui, n’est pas influencé par les ambassades. » Pour cette bande de copains, les relations entre leur zaïm et le président syrien Bachar el-Assad n’ont rien à voir avec la politique. « Les deux familles sont amies depuis des années. Et grâce à ça, Frangié peut arriver à une solution pour organiser le retour des Syriens chez eux », soutient le trentenaire. Les trois autres acquiescent.
Ici comme dans le reste du Liban, la présence des réfugiés syriens est le sujet bouillant du moment. À Zghorta, on veut non seulement leur retour en Syrie, mais aussi le plus vite possible, malgré les cas de torture et de persécution de ressortissants expulsés de force vers leur pays, selon plusieurs ONG. La plupart des commerces du centre-ville sont déserts. Ses rues aussi. Quelques habitants s’attablent aux terrasses de snacks et de cafés. Le pas pressé, Anas, 26 ans, originaire de Homs et arrivé à Zghorta en 2009, économise ses mots, comme si la peur le retenait de s’épancher sur le sujet. « Mon pays est détruit, confie timidement l’employé dans un magasin de légumes. Je ne peux même pas rejoindre ma ville. Je serais enrôlé de force dans l’armée sur le chemin… » Pour lui, tous les Syriens choisiraient de rentrer au pays si les conditions pour vivre dignement et en sécurité étaient réunies. Il précise toutefois que dans la ville, il est connu de tous et que personne ne lui veut du mal. S’il évite adroitement de donner son opinion sur le régime syrien, le vingtenaire loue le chef des Marada qu’il souhaiterait voir arriver à la présidence. « Je n’ai rien contre Michel Moawad, mais Sleiman Frangié, c’est autre chose. Les gens disent qu’il est plus expérimenté, nous vivons tous sous ses ailes ici », dit-il, avant de se reprendre : « Pas nous, nous ne recevons rien de lui, mais il aide ceux du village. »
« Ses liens avec Assad et le Hezbollah qui me dérangent… »
Dans la vieille ville, plus modeste, les allées étroites sont quasi désertes. Les pancartes, surtout à l’effigie de Michel Moawad, ont elles aussi disparu depuis la fin des élections législatives. La place principale, où une église côtoie l’une des quatre écoles du quartier, grouille uniquement de monde à l’heure où sonne la fin des cours. Un groupe d’hommes cinquantenaires discutent devant un minuscule furn. Charbel* ne se livre que très peu sur Sleiman Frangié. Il confie toutefois l’aimer et le respecter, « mais sa ligne politique ne me représente pas ». Au bout de quelques minutes, il finit par se lâcher. « Ce sont ses liens avec Assad et le Hezbollah qui me dérangent… Si le Hezbollah lui demande de laisser la frontière poreuse, Sleiman ne pourra pas le lui refuser », dit-il. Charbel estime qu’il « y a meilleur que lui », mais ne pense pas que son candidat favori Michel Moawad ait une chance d’être élu. Lourdement affecté par la crise économique, l’agent qui travaille dans le registre de voitures avance que la Fondation René Moawad se mobilise sans relâche pour aider la population.
Dans cette partie de la ville plutôt acquise à Michel Moawad, Rosette, 68 ans, détonne. Elle refuse de parler du député de l’opposition et préfère évoquer son père. « Allah yirhamo », répète-t-elle plusieurs fois en référence à René Moawad, ancien président de la République libanaise assassiné en 1989. « Je respecte le père, mais son fils a mis sa main dans celle des Forces libanaises qui ont tué Frangié », se contente de dire la retraitée à son propos. Il y a peu, son fils est tombé malade. Rosette s’en est remise à Sleiman Frangié. « Il m’a dit : “Si son hospitalisation coûte 1 million de dollars, je les payerai. Et s’il ne s’agit pas d’argent, je suis prêt à ôter une veine de mon cou pour guérir ton fils.” » Dans toute sa théâtralité, elle s’exclame : « Mon sang coule pour les Frangié. »